Ouvrons ensemble le plus ancien manuscrit conservé à ce jour en la Bibliothèque-Médiathèque de Metz, le fameux tonaire carolingien : une dizaine de folios qui nous mettent au cœur de la pratique des chantres messins vers 835, sous l'épiscopat de Drogon, fils naturel de Charlemagne.
Cliquez sur les images pour les agrandir.
Que signifient les toutes premières syllabes de ce tonaire,
Noe-noeane, en haut à gauche ?
Et ici Noeais, en bas à droite ?
Lorsque les chantres-théoriciens occidentaux, vraisemblablement à l'époque carolingienne, utilisèrent pour leur propre répertoire le classement en huit tons (octoechos) des chantres gréco-byzantins, ils adoptèrent également, en les modifiant, leurs formules mélodiques d'intonation dites échématiques (echemata).
Ces formules, aux syllabes sans signification particulière variant suivant les manuscrits, servaient à se mettre dans le ton de la pièce à chanter : Noeane, Nonenoeane, Noannoeane, Noeais, Noeagis...
Les tout premiers neumes musicaux, dits paléofrancs, ont été ajoutés précisément au-dessus de ces formules dans le traité De Musica disciplina d'Aurélien de Réome (vers 850).
Il n'est pas certain qu'en Occident on chantait les formules échématiques au chœur, suivant la pratique des chantres gréco-byzantins. Elles servaient en tous cas à l'apprentissage et à la mémorisation (recordatio) des huit modes-tons.
Leur mélodie pouvait être courte ou allongée sur la syllabe finale par une vocalise appelée neuma.
Un manuscrit de la fin du Xe siècle de l'aire de Saint-Martial de Limoges en notation musicale dite aquitaine, que l'on peut feuilleter en ligne, est connu pour son tonaire (f° 104r à 114r), richement décoré d'enluminures représentant musiciens et jongleurs. D'autres manuscrits, du même domaine de notation, présentent une iconographie similaire.
À partir du Xe siècle apparaissent des formules mélodiques sur des paroles latines tirées de l'Évangile - appelées antiennes-types par le musicologue Michel Huglo - aux incipits didactiques : Primum, Secundum, Tertia... qui donnent pour chacun des huit tons leurs intervalles et tournures caractéristiques.
Ces formules échématiques et ces antiennes-types étaient extrêmement précieuses pour la formation des chantres médiévaux.
Le Centre d'Études grégoriennes de Metz les utilise très régulièrement dans ses stages et formations pour les chantres d'aujourd'hui. Elles font aussi partie des
outils pédagogiques du cours de chant grégorien donné au Conservatoire
à Rayonnement régional de Metz depuis 1989.
Marie-Reine Demollière
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Cyrille (dimanche, 22 septembre 2013 17:19)
Chère Marie-Reine,
Neumes paléofrancs, sangalliens, messins ; formules échématiques... Votre blog est décidément une source d'enrichissements exceptionnelle à celles et ceux qui, comme moi, découvrent avec une savoureuse curiosité toutes ces choses !
Avec un peu d'avance, belle rentrée à venir à vous :-)
cegm-metz (dimanche, 22 septembre 2013 18:25)
Un grand merci, cher Cyrille, pour votre fidèle curiosité :-)
Outre les echemata, quelques beaux projets attendent cette année les ateliers grégoriens du conservatoire. J'aurai l'occasion d'en reparler ici.
Belle semaine à vous.
rolland (dimanche, 22 septembre 2013 22:12)
On ne peut être qu'impressionné,même quand on est étranger au monde des chantres...par ces documents,et l'adresse pédagogique avec laquelle ils nous sont livrés,offerts à notre admiration.Merci pour tout ce beau travail!
cegm-metz (dimanche, 22 septembre 2013 22:47)
On est impressionné aussi, même quand on fréquente assidûment le monde des chantres médiévaux :-)
Merci pour la visite et votre appréciation.
Jean-Christophe / Passée des arts (jeudi, 26 septembre 2013 21:23)
Chère Marie-Reine,
Je me dis que, de l'étudiant en musicologie au simple amateur dans mon genre, quiconque passe par ici en repart forcément plus instruit et avec en tête de quoi nourrir bien des réflexions.
D'ailleurs, voici quelques questions ;-) Les neumes paléofrancs se retrouvent-ils dans d'autres sources que le De musica disciplina ? Ont-ils pu être compris et déchiffrés ou procède-t-on, les concernant, comme pour ceux du manuscrit des Carmina Burana, c'est à dire par déduction ? Pensez-vous qu'il est raisonnablement envisageable que l'on retrouve, un jour ou l'autre, des notations musicales encore antérieures ou toutes les sources qu'il était possible d'interroger l'ont-elles été ? En tout cas, j'imagine sans mal l'émotion qui doit vous saisir lorsque vous vous trouvez face à de tels témoignages.
Merci pour ce nouveau passionnant billet, je vous embrasse bien affectueusement.
cegm-metz (samedi, 28 septembre 2013 18:04)
Vous avez peut-être vu, cher Jean-Christophe, sur certain réseau de musicologie médiévale auquel nous sommes tous deux inscrits, les retombées inattendues de ce petit billet qui m'ont surprise autant que réjouie et qui ne manqueront pas de nourrir ma propre réflexion.
Je vais tenter de répondre, du mieux que je le peux, à votre avalanche de questions :-D
Les neumes paléofrancs se trouvent dispersés dans des sources plutôt rares : une vingtaine de manuscrits du IXe au XIIe s. Si vous lancez une recherche sur ce thème dans le réseau sus-cité, vous trouverez des références à des sources en ligne avec quelques beaux folios de manuscrits de Düsseldorf (notamment le D 2) à admirer.
Pour déchiffrer ces neumes, sans doute a-t-on procédé par déduction - ces neumes sont assez respectueux des rapports de hauteur - et par comparaison avec des sources plus sûres sur le plan diastématique.
Quant à la possibilité de retrouver un jour des notations encores antérieures à la paléofranque, certains musicologues, et non des moindres, pensent qu'il pourrait exister un archétype noté autour de l'an 800 duquel découleraient les notations postérieures.
Il y a sûrement encore beaucoup à chercher et peut-être de belles surprises à trouver.
Il me reste à vous remercier bien sincèrement pour ce copieux commentaire et à vous embrasser bien affectueusement.