En décembre 805, au chapitre De cantu d'un capitulaire promulgué depuis sa villa de Thionville, Charlemagne ordonne d'exécuter le chant d'église selon l'usage de Rome et à tout chantre de son empire de venir se former à Metz : Ut cantus discatur, et secundum ordinem et morem romanæ ecclesiæ fiat, et ut cantores de Metis revertantur.
C'est que, tout près de la cathédrale, la déjà célèbre École de Metz, à qui la Scola Metensis doit son nom, est depuis 754 – sous l'impulsion de Pépin le Bref, père de Charlemagne, et de l'évêque Chrodegang – le lieu où s'élabore, sur le modèle romain, un nouveau répertoire de chant : la cantilena metensis, ce chant messin qu'on nommera plus tard « chant grégorien ».
Charlemagne et les carolingiens ont laissé forte empreinte à Metz durant le haut Moyen Âge, comme l'a montré l'historien Pierre-Édouard Wagner, auteur du précédent billet, tout au long de notre concert-diaporama du 5 octobre dernier.
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Florissante cité de l'Antiquité tardive et malgré les ravages d'Attila en 451, Metz conserva jusqu'au XVIIe siècle les vestiges de monuments romains remarquables.
Capitale de l'Austrasie jusqu'en 751, elle fut ville royale - plusieurs rois y séjournèrent et y furent ensevelis - et centre religieux important : une liste stationnale dans un manuscrit du VIIIe siècle donne le nom de plus de trente églises messines.
L’évêque de Metz Arnoul († 640) fut reconnu par les Carolingiens comme le saint fondateur de leur lignée. Il avait son tombeau en l'église des Saints-Apôtres – qui prit par la suite le nom de Saint-Arnoul – auprès des souverains austrasiens. D'autres personnages royaux y eurent également leur sépulture : les enfants de Pépin, la reine Hildegarde, femme de Charlemagne, et ses fils Louis le Pieux et l'évêque Drogon.
Rappelons aussi que la cathédrale de Metz fut le cadre des nouveaux couronnements de Louis le Pieux, en 833, et de Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, en 869.
On sait, par la Gesta episcoporum Metensium, l'Histoire des évêques de Metz écrite par Paul Diacre vers 784, que l'évêque Chrodegang, chargé de la réforme liturgique dans le royaume franc par Pépin le Bref, dota la cathédrale messine d'un nouveau chœur avec un chancel et un autel à baldaquin, comme dans les grandes basiliques romaines de l'époque.
À la fin du IXe siècle, les écrits historiques comme la Vita Karoli ou les Annales de l'abbaye de Lorsch (fondée par Chrodegang) témoignent de la précellence de l'École de chant de Metz. « Sa prééminence sur les autres centres, comme l'a souligné Pierre-Édouard Wagner, apparaît d'une telle évidence qu'elle est pour ainsi dire un topos de l'évocation du règne de Charlemagne. Il faut sans doute rapporter à la haute réputation dont jouissait l'École de Metz dès les années 760-770, tant du point de vue de l'interprétation que de celui de l'enseignement du chant, le choix manifesté dans ces années-là par l'anglo-saxon Sigulph, élève d'Alcuin, de venir à Metz plutôt qu'à Rome compléter sa formation de chantre. »
Si les hauts faits, quelquefois légendaires, de Charlemagne sont peu ou prou connus du grand public, on sait moins que l'empereur d'Occident, dont la vie n'était pourtant pas toujours exemplaire, fut canonisé le 29 décembre 1165 par l'antipape Pascal III à la demande de l'empereur Frédéric Barberousse, soutenu par la vox populi.
Son culte, néanmoins toléré par l'Église officielle, reste localisé à l'Allemagne et la France avec quelques percées dans les pays limitrophes, de Maastricht à Prague. Aix-la-Chapelle, lieu de sa résidence puis de sa sépulture, devient un pèlerinage fervent et très couru et ses « reliques » se dispersent à travers l'Europe.
À la cathédrale de Metz, le 28 janvier, anniversaire de sa mort, on célébrait un service solennel à sa mémoire. On sait qu'une petite table en marbre du IXe siècle, aujourd'hui conservée dans la crypte, était placée dans le chœur devant le grand autel. On y posait, entourée de quatre cierges, la célèbre statuette équestre en bronze représentant l'empereur, actuellement au Louvre.
Que chantait-on à cette occasion ? Les textes messins ne le précisent pas. Parmi les plus anciens témoignages, à Aix-la-Chapelle vers 1200, un Graduel dit d'Arnold note une messe de saint Charlemagne au 28 janvier avec des chants empruntés à la messe du commun d'un martyr et une seconde fois, sans date, avec la rubrique Karoli regis et confessoris (Charles, roi et confesseur).
De cette messe, la Scola Metensis a retenu le chant d'entrée (In virtute tua) ainsi que les chants entre les lectures (le répons-graduel Domine prævenisti eum et l'alléluia Domine in virtute tua) dans leur version rythmique primitive, telle qu'elle apparaît dans les manuscrits musicaux les plus anciens, notamment le Cantatorium de Saint-Gall et un Graduel conservé à Laon, fleuron de l'écriture neumatique messine.
Les textes de ces chants viennent du psaume 20 qui est, dans la Bible, un psaume royal composé sans doute pour un couronnement : « En ta force, le roi se réjouira... tu as posé sur sa tête une couronne de pierres précieuses. »
Alleluia Domine, in virtute tua
pour la fête de la saint Charlemagne
par la Scola Metensis
Annick Hoerner, soliste
enregistrement public du 5 octobre 2014
Également au programme, deux pièces monumentales : les séquences Urbs aquensis et In Karoli magni laude, dans leur version la plus ancienne du Graduel d'Arnold (manuscrit 13 du chapitre de la cathédrale d'Aix).
Ces chants furent composés à Aix-la-Chapelle sans doute très tôt après la canonisation de Charlemagne pour sa fête au 28 janvier. La cité d'Aix (Urbs aquensis) y est célébrée comme la cité royale (urbs regalis) qui, en ce jour de fête (Hac in die, die festa...) rappelle en son église les hauts faits de son grand roi (... magni regis, magna gesta recolat ecclesia). La mélodie est calquée sur celle de la séquence Laudes crucis d'Adam de Saint-Victor († 1146). Cette séquence royale se trouve dans de nombreux autres manuscrits, surtout allemands. Elle est encore chantée de nos jours le 28 janvier à Aix et aussi lors de la cérémonie de remise du Prix Charlemagne.
La séquence In Karoli magni laude, dont la mélodie dérive d'une séquence mariale très connue au XIe siècle, se chantait pour l'Octave de la fête de Charlemagne. Une de ses strophes évoque la chapelle palatine d'Aix que l'empereur fit dédier à la Vierge.
L'office versifié pour la saint Charlemagne, Regali natus, est très largement diffusé. On en trouve trace pour la première fois dans l'antiphonaire dit de Franko à la fin du XIIIe siècle, conservé dans les archives de la cathédrale d'Aix. Mais l'analyse musicale montre que cet office fut probablement composé en cette ville bien plus tôt, vraisemblablement au temps de la canonisation de l'empereur. Bien des tournures mélodiques de son auteur anonyme rappellent aussi le style d'un Léon IX (1002-1054), chantre lorrain et pape compositeur.
par la Scola Metensis
enregistrement public du 5 octobre 2014
La Scola Metensis en a chanté l'antienne initiale, qui donne son nom à l'office, et deux autres antiennes des premières vêpres, la veille au soir de la fête ; ainsi que deux répons des matines et l'antienne de Magnificat, très développée, des secondes vêpres.
Ces chants, de fort belle facture mélodique, célèbrent un Charles « né d'une souche royale », « joyau des Francs », « apôtre des Saxons » méprisant les richesses et les vanités du monde ; « lion fort mais doux agneau », « athlète de Dieu » et « martyr par dévotion » qui repousse le culte des infidèles et s'offre à Dieu « en sacrifice agréable ».
par la Scola Metensis
enregistrement public du 5 octobre 2014
Deux chants du plus grand intérêt au début et à la fin de notre programme : la séquence Summi regis archangele, que l'on attribue à Alcuin (735-804), le « ministre de la culture » de Charlemagne - avec une dédicace à l'empereur dans un manuscrit de Trèves du XIe siècle qui en ferait la plus ancienne séquence connue - où Charlemagne est assimilé à l'archange Michel terrassant le dragon ; et les fameuses Laudes regiæ, acclamations en l'honneur d'un souverain, avec les invocations et les litanies complètes telles qu'on les trouve dans le psautier de Charlemagne, daté vers 795, sans neumes, dans une reconstruction mélodique à partir d'un manuscrit neumé plus tardif (vers 975).
Rappelons que ces louanges royales se trouvent aussi, en latin et en grec, dans le Tonaire de Metz, manuscrit d'exception du IXe siècle, classant par ton plus d'un millier de pièces de la messe et de l'office, conservé en la Bibliothèque-Médiathèque de notre ville.
Les commémorations de la Grande Guerre auront occulté en France le 12e centenaire de la mort de Charlemagne. À Metz, la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine organisera les 7 et 8 novembre prochains, au Musée de la Cour d'Or et Porte des Allemands, des rencontres sur le thème Charlemagne, les carolingiens et Metz.
Marie-Reine Demollière
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