Légendes célestes : ce nouveau programme de la Scola Metensis, avec Cristina Alís Raurich à l'organetto, pour le dernier concert de la saison de musique ancienne 2016-2017 de l'Arsenal à Metz, reprend le titre d'un ouvrage hagiographique du XIXe siècle et permet de faire entendre, dans la forme souple du florilège, de fort belles pièces en majorité inédites. Ces chants nous viennent du culte des saints, oubliés ou célèbres, historiques ou légendaires.
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La Legenda sanctorum, « Légende des saints », plus tard appelée Legenda aurea, fut peut-être – avec la Bible – le texte le plus connu, écouté, paraphrasé, cité et récité au Moyen Âge. De nombreuses bibliothèques dans le monde en possèdent des copies manuscrites, dont quelques-unes sont des chefs-d'œuvre de calligraphie et d'enluminure.
Le mot « légende » ne veut pas dire ici conte ou récit fantastique mais est à prendre au sens latin du terme : qui doit être lu, qui est digne d'être lu. La Legenda aurea est une légende d'or ou dorée car tout ce qu'elle dit a grande valeur.
Des pages choisies de cet ouvrage, écrit vers 1260 par Jacques de Voragine, moine lombard et futur archevêque de Gênes, émailleront le concert, extraites des quelque 180 récits qui nous racontent la vie des saints et des martyrs, ou des épisodes de la vie du Christ et de ses disciples, puisés dans les évangiles ou les apocryphes, dans les textes des Pères de l'Église mais aussi dans les protocoles officiels des procès de condamnation des martyrs du christianisme.
Dès sa parution, La Légende dorée connut une grande vogue. Elle était lue à haute voix dans les réfectoires des couvents ; les prédicateurs l'utilisaient dans leurs sermons. L'imaginaire collectif fut profondément marqué par les détails de la vie exemplaire des saints, leurs merveilleux miracles, l'horreur de leur martyre. C'est, par excellence, le livre du peuple qui ne pouvait s'approprier les ouvrages théologiques réservés aux clercs.
Le vrai sujet de La Légende dorée est le combat entre Dieu et le Diable dont l'homme est le terrain et l'enjeu. Dans ces histoires, les caractères sont tranchés : les bons sont bons sans restriction, les méchants sont méchants jusqu'à la caricature. Ces contrastes criants rendent le triomphe du Bien encore plus éclatant.
Se dégage avant tout la figure du martyr-héros. Mais on sera peut-être frappé, dans les textes choisis pour ce concert, de la faible individualisation des trois saintes dont la vie nous est contée. On remarquera la répétition des événements, la similitude des situations. Toutes, elles sont désirées pour leur beauté par des hommes sans foi ni loi ; se refusant à eux et/ou d'embrasser le culte des idoles, elles sont soumises aux plus cruelles tortures qu'elles supportent avec patientia et meurent en remportant sur leurs bourreaux une victoire glorieuse. C'est comme un portrait-type de la vierge martyre. Nos trois saintes ne semblent être que des répliques, assez peu différenciées, d'un archétype commun.
Certes, les historiens pourraient reprocher à notre narrateur médiéval qui se prétend soucieux de vérité historique les invraisemblances, le surnaturel, le spectaculaire. C'est que, pour lui, le caractère authentique d'un récit ne se mesure pas seulement à la pureté de sa source historique mais aussi au crédit et à la célébrité dont il jouit dans l'Église. Tout ceci n'est peut-être pas réel, mais c'est vrai !
Lire La Légende dorée aujourd'hui fait entrer au cœur de notre culture européenne. Certains de ses héros sont devenus les esprits tutélaires d'une région ou d'une cité : sainte Barbe pour le pays messin, sainte Ursule à Cologne, saint Marc à Venise, saint Étienne et saint Clément à Metz...
On peut sourire et s'attendrir de la piété naïve et de la soif de merveilleux des lecteurs et des écoutants d'autrefois, sans aller toutefois jusqu'à l'agacement de Voltaire : « Ô compilateurs ! ne cesserez-vous point de compiler ? C'est insulter le christianisme que de rapporter ces fables, quoiqu'avec une très bonne intention. On nous berne de martyres à faire pouffer de rire. »
Les récits transmis par Jacques de Voragine ont vécu pendant des siècles dans la conscience des peuples de l'Occident ; ils revivent dans les traditions locales, l'iconographie chrétienne et les œuvres d'art et ce sont eux qui bien souvent nous donnent la clé de lecture d'une fresque, d'un retable ou d'un chapiteau sculpté.
Les pièces chantées de ce concert s'intègrent à merveille dans les récits de La Légende dorée autour de trois saintes : Barbe, Ursule et Catherine, et deux saints : Grégoire et Étienne, le protomartyr.
Le répertoire liturgique consacré aux femmes autres que la Vierge, dont nous donnons quelques pièces en fin de programme, est peu connu. Il est vrai que les saintes n'entrent qu'en tout petit nombre dans le calendrier romain adopté par les Francs au VIIIe siècle.
Le culte de sainte Barbe est introduit en Lorraine au XIIIe siècle, avec la construction d'un premier sanctuaire dans le village qui porte son nom. Souvent associée à saint Nicolas, Barbe est patronne de la ville de Metz au XVe siècle, puis de tout le pays messin. Un Mystère de sainte Barbe est joué tous les ans, comme nous le rapporte le chroniqueur Philippe de Vigneulles : « Le vingt quatriesme jour de juillet 1485 fut jué a Mets, en la plaice en Chambre, le jeu de la Vie et Passion de madame saincte Barbe, qui dura trois jours et fut le mieulx jué et le plus triumphamment que on vit de longtemps et au gré de touttes gens. »
Le culte de sainte Barbe décline à la fin du XVIIe siècle mais, surnommée la sainte « aux cent patronages », elle est toujours la protectrice des métiers du feu, des mineurs, des étudiants, des maçons, des prisonniers...
Le Bréviaire de la cathédrale de Metz, manuscrit du XIIIe siècle, lui consacre un office versifié complet. Nous en présentons les toutes premières antiennes, une hymne sur la mélodie du Veni creator, une antienne très attachante sur la mélodie du Salve regina et la grande antienne O virgo qui balaie un ambitus de près de deux octaves.
Le culte d’Ursule et des Onze mille vierges date du XIe siècle et connut un immense succès dans le Nord de l’Europe, en Allemagne surtout. En témoignent les compositions de Hildegard de Bingen (1098-1179) qui écrivit un office avec treize pièces pour la Sainte-Ursule. Cette fête était célébrée avec beaucoup de faste dans son monastère qui possédait des reliques présumées de la martyre et de ses suivantes.
Le cycle hildegardien s’ouvre la veille de la fête sur un flot de sang qui coule (O rubor sanguinis). L'antienne De patria reprend le texte de Voragine quasi mot à mot. L’hymne monumentale O ecclesia est une œuvre majeure de l’abbesse rhénane. C'est un étonnant drame liturgique miniature relatant le martyre d'Ursule, proche là aussi du texte de La Légende dorée. Après une invocation à l'Église universelle, le drame se déroule, soutenu par la vox narrativa : le cri de désir d'Ursule, les cris de haine de la foule et la mise à mort. Wach ! Le cri d'horreur devant le sang versé s'exprimera en langue germanique, langue maternelle d'Hildegard, émue jusqu'au tréfonds...
Ce texte fort est admirablement mis en valeur par l’art musical d'Hildegard. Aucune longue vocalise ne vient distraire l’oreille. L’intervalle de quinte, utilisé systématiquement en début de strophe et aux articulations médianes des phrases, relance l’énergie du flux vocal et ponctue le discours. Les envolées dans l’aigu sont symboliques d'une vox sanguinis, qui, au-delà de l’horreur du sacrifice, monte de la Terre au Ciel, gage de la plus forte alliance qui se puisse concevoir.
La Scola Metensis a enregistré, dans son disque Chants des Trois Évêchés, des extraits de l'office versifié Gloriosa sanctissimi que Léon IX (1002-1054), pape et chantre lorrain, écrivit pour saint Grégoire le Grand, « parrain » du chant grégorien. Cet office, très répandu dans les manuscrits à partir du XIe siècle, se trouve également dans le Bréviaire de la cathédrale de Metz.
Pour son récit, Jacques de Voragine s’inspira de la Vita de saint Grégoire par Jean Diacre († 880), clerc de la cour carolingienne, que Léon IX connaissait également car le texte de ses chants y fait souvent allusion : ainsi la célèbre réplique du marché d’esclaves à Rome : Non Angli, sed Angeli (Non pas des Angles, mais des Anges), chantée dans le répons Videns Rome.
Dans le répons inédit O pastor apostolice du Tropaire de Winchester (XIe s.), la deuxième voix (vox organalis) suit note contre note la mélodie grégorienne (vox principalis), réalisant un étonnant déchant de consonances avec aussi les audacieuses dissonances des premières polyphonies occidentales.
par la Scola Metensis
extrait du disque Chants des Trois Évêchés
Pour sainte Catherine d'Alexandrie dont le culte se répand au XIIe siècle, les pièces choisies sont quasi toutes polyphoniques. Le motet Ex illustri est un très rare exemple de pièce au rythme binaire dans le célèbre manuscrit des cisterciennes du monastère royal de Las Huelgas à Burgos. Le motet Agmina milicie est construit sur la longue vocalise du mot agmina qui termine le répons Virgo flagellatur.
Dans le cérémonial (XIIe-XIIIe s.) de la cathédrale Saint-Étienne de Metz, et encore de nos jours, la fête de saint Étienne est la grande fête des diacres. Il y est prescrit, pendant les matines, d'allumer la couronne (debet corona accendi), hommage tout particulier au saint dont le nom vient du grec Stephanos, la couronne. La corona magna était un imposant luminaire d'or, d'argent et d'airain, portant une centaine de chandelles et suspendu au milieu du chœur, à décor de tourelles et orné de pierres précieuses. Cette grande couronne fut sottement détruite en 1754.
Les chants liturgiques en l'honneur du protomartyr Étienne, auquel la Scola Metensis a consacré un programme complet en décembre 2014, frappent par leur intensité dramatique et leur richesse expressive. Toujours du Bréviaire de la cathédrale, le répons Lapides torrentis, qui sera cette fois joué à l'organetto, est remarquable par son très long mélisme final, évoquant les pierres roulant dans un torrent.
La séquence Heri mundus exultavit du chantre-poète parisien Adam de Saint-Victor († 1146), à la versification éblouissante, joue sans cesse sur les sonorités des mots. Les épisodes de la vie du saint, son martyre et ses miracles sont retracés avec brio ; saint Jean-Baptiste et saint Augustin y sont finement évoqués. La mélodie en est joyeuse, vraisemblablement composée à partir de chants populaires. Le conduit à trois voix Ortus summi, avec son pétillant refrain Eya, eya, est un unicum du célèbre manuscrit conservé à Florence (XIIIe s.), fleuron du répertoire de l’École Notre-Dame de Paris.
Pour ce concert, la Scola Metensis retrouve avec bonheur Cristina Alís Raurich et son petit orgue portatif aux tuyaux de cuivre, unique au monde, construit d'après des traités des époques romane et gothique, et qu'on peut entendre et admirer de près ici.
Cristina s'est formée à la Schola Cantorum de Bâle, d'où elle sort avec un Master en instruments à clavier du Moyen Âge et de la Renaissance. Elle a étudié aussi auprès de Corina Marti et Christophe Deslignes. Elle est membre des groupes Magister Petrus et Hamelin Consort. En tant que soliste, elle a joué en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en France, en Allemagne, en Lituanie, en Italie, en Pologne et en Suisse. Elle a enseigné aux conservatoires de La Haye, de Gérone et co-dirige le cours international de musique médiévale de Besalú (Catalogne). Elle est actuellement en résidence à la Fondation Royaumont et doctorante à Bâle et à Würzburg pour une thèse sur un graduel complet en notation musicale aquitaine, des XIIe-XIIIe siècles, tout récemment retrouvé dans une bibliothèque privée.
Marie-Reine Demollière
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